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Le quartier à travers lequel avançaient maintenant Bob Morane, Bill Ballantine et leurs deux guides était désert, sauf quelques patrouilles de soldats qui en parcouraient les rues. Afin d’éviter toute mort parmi la population, les maisons avaient été évacuées par mesure de précaution. Un silence total régnait dans les rues éclaboussées de soleil et là-bas, à l’extrémité de l’avenue que Morane et ses compagnons suivaient, le palais gouvernemental, tout blanc, comme taillé dans le sucre, avait quelque chose d’insolite sous le ciel d’un bleu cruel, comme s’il s’agissait d’un monument édifié par une civilisation morte et parvenu intact jusqu’à nous.
Malgré eux, Bob et Ballantine ne pouvaient s’empêcher d’être subjugués par l’atmosphère de désolation régnant autour d’eux, et ils allaient sans échanger la moindre parole.
Après avoir marché pendant une dizaine de minutes, Morane, Bill et les deux soldats parvinrent à l’escalier monumental du palais et le gravirent. Quand ils furent parvenus au sommet, un des deux soldats parlementa avec un second officier qui gardait la porte en compagnie de plusieurs sentinelles en arme. Longuement, l’officier étudia la convocation que Morane lui tendait. Au bout d’un moment, il releva la tête pour dire :
— Cette convocation me paraît authentique, dit-il. D’ailleurs, j’avais été prévenu de votre visite. Tout ce qui me reste à faire, c’est contrôler vos identités. Si vous voulez me remettre vos passeports…
Morane et Ballantine obéirent sans hésitation et tendirent leurs papiers à l’officier qui les étudia avec soin, pour finalement les rendre chacun à leur propriétaire respectif.
— Tout est en ordre de cette façon, señores, dit-il. Excusez ma méfiance mais, avec les événements de ces derniers jours, deux précautions valent mieux qu’une. Si vous voulez me suivre…
Emboîtant le pas à l’officier, Morane et Ballantine furent conduits, à travers de larges couloirs pavés de mosaïques, jusqu’à un vaste salon aux meubles dorés où leur guide les abandonna en leur demandant de patienter en attendant la venue du président.
Bob et son ami n’eurent pas à se morfondre longtemps. Au bout de quelques minutes, la porte s’ouvrit pour livrer passage à un personnage vêtu d’un complet gris clair. Il était mince, de haute taille et âgé peut-être d’une cinquantaine d’années. Sur son visage osseux, couronné de cheveux grisonnants, une grande douceur se lisait, une douceur qui cependant ne devait pas exclure la fermeté quand celle-ci s’avérait nécessaire. Pourtant, ce qui frappait davantage chez le nouveau venu, c’était l’étonnante franchise de ses yeux noirs qui regardaient droit devant eux. L’homme en gris, dans lequel Bob et Ballantine avaient sans peine reconnu le président Cerdona, s’avança vers Morane la main tendue.
— Ravi de vous recevoir, monsieur Morane, dit-il dans un français presque dépourvu de tout accent.
Cerdona se tourna vers Ballantine et continua :
— Votre ami est également le bienvenu…
Il y eut un moment de silence, puis Morane dit :
— Je ne comptais pas que vous accepteriez de nous recevoir, Excellence. Depuis hier, les événements…
D’un geste de la main, Ambrosio interrompit le Français.
— Il ne faut jamais se laisser dominer par les événements, fit-il avec un sourire un peu triste. Certes, l’heure est grave pour mon pays, surtout que nous ne savons pas exactement d’où vient le danger. En raison des circonstances, j’aurais pu remettre cette entrevue. Je n’en ai rien fait pour bien montrer que, malgré l’ultimatum que je viens de recevoir, j’ai décidé de ne rien changer à mes habitudes. De cette façon, je ne risque pas de donner l’impression à mes ennemis de prendre leur menace vraiment au sérieux. Bien sûr, j’ai fait évacuer les quartiers environnant directement ce palais, mais uniquement pour épargner des vies humaines. C’est la seule concession que j’aie accepté de faire.
— Croyez-vous que, réellement, vos énigmatiques adversaires frapperont comme ils vous en ont menacé ? interrogea Morane.
À nouveau, un pâle sourire apparut sur le visage maigre du président.
— Les douze heures fixées sont maintenant écoulées, fit-il. Peut-être me laisse-t-on un dernier délai. Un peu de rabiot, comme vous dites dans votre argot. Je ne sais… Comme vous, j’attends… peut-être le pire…
— J’admire votre courage, Excellence, dit Morane. À tout moment ce palais peut être bombardé, dévoré par les flammes et, au lien de fuir comme beaucoup d’autres auraient fait à votre place, vous êtes là à expédier les affaires courantes, à recevoir des visiteurs…
— En demeurant ici, je ne fais que mon devoir, répondit Cerdona. Votre courage à vous est bien plus admirable encore. Après tout, les affaires du Pérou, et surtout les malheurs qu’il traverse en ce moment, ne vous concernent pas et, malgré cela, vous êtes venus vous aussi dans ce palais, en dépit de la menace.
En signe d’embarras, Bob Morane passa les doigts de sa main droite dans la brosse de ses cheveux, puis il se mit à rire.
— Depuis huit jours, Excellence, expliqua-t-il, Bill et moi tentons en vain d’obtenir de vous une entrevue et, comme nous venons d’y réussir enfin nous devrions renoncer à vous rencontrer, tout simplement parce qu’un quelconque scélérat a décidé de commettre de nouveaux crimes. Pour tout vous dire, ni Bill ni moi ne nous en laissons davantage imposer. Et puis, nous avons de la suite dans les idées.
Pendant un moment Bob se tut et demeura pensif. Finalement il releva la tête et demanda :
— Avez-vous une idée quelconque en ce qui concerne l’identité des auteurs de ces bombardements sauvages, Excellence ?
Cerdona eut un geste vague.
— Une idée ? Oui et non… Tout d’abord, j’ai pensé qu’il pouvait s’agir d’anciens partisans de Miguel Vocero, puis j’ai changé d’avis. Vocero et ses pareils auraient employé des avions pour effectuer ces bombardements. Or, et ceci n’a pas encore été porté à la connaissance du public, nous avons découvert sur les lieux des différents sinistres des débris qui tendraient à prouver que les bombardements ont été effectués à l’aide de fusées. Celles-ci pourraient être lancées de bases situées sur un territoire voisin, mais également de l’intérieur du Pérou. Le pays est vaste et il comporte de grandes étendues désertiques, des forêts impénétrables, des montagnes inaccessibles où il serait relativement aisé d’établir secrètement des rampes de lancement, à condition d’en avoir les moyens bien sûr…
— Des fusées, fit Morane d’une voix rêveuse. Évidemment, cela éclaircit un peu le mystère. Pourtant, ce qu’il faudrait connaître, c’est le nom de celui ou de ceux qui provoquent ces attentats criminels. De cette façon, vous pourriez savoir d’où vient la menace et y parer.
Ambrosio Cerdona écarta légèrement les bras en signe d’impuissance.
— Hélas, fit-il, pour le moment je ne puis rien vous dire de plus. Tout comme vous, je suis dans l’ignorance. La police, l’armée a enquêté mais sans parvenir à obtenir de résultats tangibles. Tout ce que nous pouvons faire, c’est attendre… Attendre que l’ennemi se découvre enfin…
Ambrosio Cerdona venait à peine de prononcer ces dernières paroles qu’une intense vibration déchira le silence du dehors. Il y eut une série d’explosions fracassantes. Le sol trembla et la masse de pierre du palais parut soudain devoir être jetée de sa base. Les murs frémirent comme s’ils avaient été de carton et, brusquement, les fenêtres se brisèrent, livrant passage à un souffle chaud et d’une violence telle que les trois occupants du salon, en même temps que les meubles, furent projetés sur le sol, tout comme si l’enfer lui-même venait de prendre possession des lieux.
*
Le premier, Bob Morane reprit ses esprits. Il était allongé sur le ventre avec, par-dessus lui, une table, heureusement légère, qui avait été balayée elle aussi par la déflagration. D’un mouvement d’épaules, Morane repoussa le meuble, et il se rendit compte alors qu’un liquide chaud coulait le long de sa joue. Il y porta la main qu’il retira poissée de sang provenant d’une longue estafilade, causée sans doute par un éclat de verre. La blessure devait être sans gravité, à peine une écorchure, et il n’y prit pas autrement attention. Il se releva et regarda autour de lui en appelant :
— Bill !… Excellence !…
Ballantine et le président Cerdona, indemnes eux aussi, s’étaient redressés. Aux explosions, un grand silence avait succédé. Puis, un peu partout, des cris d’appel fusèrent, dominés par les ronflements sourds des incendies naissants.
Le désespoir se peignit soudain sur les traits d’Ambrosio Cerdona.
— Ils ont exécuté leur menace, murmura-t-il d’une voix sourde. Ils ont exécuté leur menace…
— Allons nous rendre compte, déclara Bob.
Déjà il courait vers la large porte-fenêtre, maintenant éventrée, qui s’ouvrait sur la place. Ballantine et le président le suivirent et tous trois débouchèrent sur le balcon. De là, un effrayant spectacle s’offrit à leurs regards. Le palais lui-même n’avait pas été touché directement, mais tout autour les engins avaient creusé d’énormes entonnoirs d’où jaillissaient de véritables geysers provenant de conduites d’eau arrachées. Des blocs entiers de maisons avaient été soufflés comme de vulgaires châteaux de cartes et, sur ces décombres, l’incendie, provoqué par le phosphore, se propageait à toute vitesse dans des ronflements de bêtes furieuses.
— Ils ont mis leur menace à exécution, répétait Ambrosio Cerdona. Ils ont mis leur menace à exécution…
Mais Bob n’écoutait pas. Il avait les yeux fixés sur ce point brillant qui, jailli d’au-delà des montagnes, grossissait sans cesse dans le ciel, pour se transformer bientôt en un avion à réaction qui se dirigeait vers la ville dans le sifflement strident de ses turbines. Maintenant l’appareil, qui volait très bas, était tout proche ; il se mit à tourner en rond au-dessus du palais. Sur ses ailes disposées en V très ouvert, on ne distinguait aucune marque distinctive. L’avion tournait sans cesse au-dessus du quartier sinistré, à la façon d’un gigantesque oiseau de proie taillé dans du métal brillant.
Ambrosio Cerdona, les yeux levés lui aussi vers le ciel, avait crispé les mains avec fureur sur la balustrade.
— C’est lui ! disait-il. Comme les autres fois, il vient se rendre compte des dégâts, se repaître au spectacle des crimes perpétrés par celui qui l’envoie.
Mais, là-haut, trois autres appareils étaient apparus. Ils avaient la même forme que le premier, et ils étaient eux aussi faits de métal brillant. Pourtant, sons les ailes, ils portaient les cocardes de l’armée de l’air péruvienne. À cette vue, une joie soudaine avait secoué le président Cerdona.
— La chasse ! fit-il d’une voix vibrante. Elle a pris l’air à temps cette fois, comme je l’avais ordonné !
Les trois chasseurs fonçaient vers l’avion inconnu, dont le pilote ne s’était sans doute pas encore rendu compte de leur approche. Presque aussitôt, on entendit le bruit sourd des mitrailleuses lourdes.
Le combat devait être de courte durée. Pressé par un adversaire plus nombreux, l’appareil non immatriculé rompit l’engagement et se mit à fuir en direction de la montagne. Il n’alla pas loin cependant car, à peine venait-il d’atteindre les limites de la ville, qu’une longue traînée de fumée noire s’échappa de l’un de ses réacteurs.
— Il a du plomb dans l’aile ! s’exclama Ballantine.
— Pas de doute là-dessus, enchaîna Morane. Touché comme il est, il ne peut plus aller fort loin à présent…
Bob ne se trompait pas. Le fuyard perdait de la hauteur et, bientôt, il disparut non loin de la limite de la ville, derrière un groupe de collines.
— Il a dû atterrir, fit encore Morane.
Une soudaine fébrilité s’était emparée du président Cerdona.
— Vous avez raison, dit-il. Cette fois, nous tenons notre gibier. Avec un peu de chance, le pilote sera demeuré en vie. Nous pourrons le capturer et l’obliger à parler. Alors peut-être connaîtrons-nous enfin l’identité de ces gens qui, depuis un mois, terrorisent-le pays.
Cerdona jeta un dernier regard en direction des trois chasseurs, qui à présent tournaient en rond au-dessus de l’endroit où avait disparu l’appareil ennemi. Ensuite, le président se tourna vers Morane et Ballantine, pour dire :
— Je vais me rendre au plus vite, en voiture, sur les lieux. Puisque vous avez risqué votre vie à mes côtés dans ce palais et que vous êtes venus ici pour en savoir davantage, je vous autorise à m’accompagner. Ainsi, votre curiosité sera satisfaite.
Ni Morane, ni Ballantine ne se firent prier. Déjà, Ambrosio Cerdona s’était élancé en courant à travers le palais. Sans attendre, les deux amis se précipitèrent à sa suite.